La Fille-flûte et autres fragments de futurs brisés, Paolo Bacigalupi

jl11232-2015

Délicat et terrible

Ce recueil est avant tout baigné d’une atmosphère sombre, réaliste ou pessimiste, le lecteur jugera, mais terriblement en adéquation avec ce que la nature humaine a de plus détestable. Ce sont des sujets de société que Bacigalupi dépeint là, en les projetant à peine dans l’avenir, sans aucun discours alarmiste, mais avec l’élégance d’un constat sans jugement. On devine un esprit torturé derrière cette plume d’une pertinence rare, et ces textes font à mon avis largement office de catharsis.
Les amateurs de belle littérature apprécieront le style recherché de l’auteur, sans toutefois tomber dans des formules alambiquées. Il y a du vocabulaire, du rythme, une puissance descriptive indispensable au genre visité et une ambiance qui vous embarque dès les premières lignes de chaque nouvelle. La traduction française est soignée et imprégnée de ces mêmes exigences.

Les thèmes abordés sont tellement puissants et concernants (oui oui) qu’ils occultent bien souvent l’efficacité de la narration ou le plaisir d’immersion, une fois le bouquin refermé. Pourtant, ces qualités sont vraiment présentes. Bacigalupi est largement au niveau des grands classiques de la SF “critique”.

Pour la plupart de ces nouvelles, nous évoluons dans un sous-genre cyberpunk, avec modification corporelles, robotique, cybernétique, génétique aussi, et tout l’toutim. L’intelligence de l’auteur réside dans la corrélation entre corps et esprit, comment les évolutions de l’un peuvent influer sur les réactions de l’autre. Les systèmes de pensée de ses personnages sont simplement brillants, perspicaces jusque dans les mécanismes inconscients qui les anime. La normalité prend alors des chemins subtils, tantôt grotesques, tantôt malsains, et l’on se surprend à accepter certaines situations comme établies parce que l’empathie nous pousse à comprendre les personnages et la société qui leur est imposée. C’est donc avec brio que Bacigalupi nous immerge dans ses fragments de futurs brisés… sont-ce les fragments, qui sont brisés, ou le futur ?
Il aborde aussi la culture, dans ce qu’elle a de plus humain, et amène à voir comment les individus la façonnent, la conservent, l’oublient, l’anticipent, parfois, ou même l’effacent. Du rapport à la terre à celui que l’on entretient avec la vie, la mort, la procréation, la continuité, la filiation, la survie, les artifices, le poids des loisirs, et bien sûr, sujet phare dans cette profusion de bonnes idées, ce soupçon incompressible de relativité, d’équilibre entre réalité et fantasme, expérience vécue et substituts amers.

Je tire mon chapeau à cet auteur, dont on retiendra plus facilement (et malheureusement) les thèmes que les qualités littéraires. Voilà d’excellents moments de lecture, de vraies belles réflexions portées par des décors et des situations on ne peut plus crédibles. A savourer, à mon avis, pour mieux les apprécier, une nouvelle de-ci de-là, et pas toutes d’un bloc.

Laisser un commentaire